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Eugène Ionesco

1909 - 1994

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Enfance et jeunesse

Eugène Ionesco est le fils d'un juriste roumain travaillant dans l'administration royale; sa mère est la fille d'un ingénieur français (chemins de fer) qui a grandi en Roumanie. En 1913, la jeune famille émigre à Paris où le père veut passer un doctorat. Quand, en 1916, la Roumanie déclare la guerre à l'Allemagne et à l'Autriche, le père revient au pays, coupant rapidement tous les liens avec sa famille ; il demande le divorce et se remarie.
Restés à Paris, Ionesco et sa jeune sœur Marilina sont élevés par leur mère qui les fait vivre comme elle peut, grâce à des travaux occasionnels et à l'aide de leur famille française. Eugène est placé dans un foyer d'enfants auquel il ne peut s'habituer. Aussi, de 1917 à 1919, sa sœur et lui sont confiés à une famille de paysans de La Chapelle-Anthenaise, un village proche de Laval (Mayenne). Cette période restera dans son souvenir comme un temps très heureux.
En 1925, le frère et la sœur retournent chez leur père à Bucarest où ils apprennent le roumain. Leur père a obtenu leur garde mais ils ne trouvent aucune sympathie chez leur belle-mère restée sans enfant. En 1926, Ionesco se fâche avec son père, apparemment très autoritaire, et qui du reste n'a que du mépris pour l'intérêt évident que son fils porte à la littérature : il aurait voulu en faire un ingénieur. Ionesco entretiendra une relation exécrable avec ce père opportuniste et tyrannique. Ce même père, magistrat, se rangera tout au long de sa vie du côté du pouvoir, et adhérera successivement au nazisme puis au communisme. Ionesco n'acceptera jamais le manque d'amour et le rejet infligés par son père.
Il retourne chez sa mère, revenue elle aussi en Roumanie, et a trouvé un poste acceptable à la banque d'État roumaine. En 1928, il commence des études de français à Bucarest et il fait la connaissance d'Émile Michel Cioran et de Mircea Eliade, ainsi que de sa future femme, Rodica Burileanu, une étudiante en philosophie et en droit appartenant à une famille roumaine influente. Parallèlement, il lit et écrit beaucoup de poésie, de romans et de critiques littéraires (en roumain). Après avoir terminé ses études en 1934, il enseigne le français dans différentes écoles et dans d'autres lieux de formation, puis se marie en 1936. En 1938 il obtient une bourse du gouvernement roumain afin de préparer une thèse de doctorat sur les thèmes du péché et de la mort dans la poésie moderne. Au début de la guerre il vit à Marseille où il s'intéresse alors à Kafka, Proust et Dostoïevski. De retour à Paris en 1945 il exerce divers métiers avant de travailler comme correcteur dans une maison d'édition administrative.


Les années difficiles avant, pendant et après la guerre

En 1938, Ionesco reçoit de l'institut de français à Bucarest une bourse pour se perfectionner en France, ce qui lui permet d'échapper à l'atmosphère étouffante d'une Roumanie nationaliste, qu'en tant qu'intellectuel plutôt à gauche, il supporte mal. De Paris, il fournit des informations aux revues roumaines sur les évènements littéraires de la capitale.
Après la défaite de la France lors de la Blitzkrieg de mai-juin 1940, lui et sa femme rentrent en Roumanie. En août 1940, le pays a dû céder le Nord de la Transylvanie à la Hongrie et la Bessarabie à l'Union soviétique, mais au moins il est en paix. Considéré comme roumain Ionesco doit passer le conseil de révision, mais n'est pas incorporé dans l'armée.
Tout change après l'alliance de la Roumanie avec l'Allemagne et son entrée en guerre contre l'Union soviétique ; cette fois Ionesco préfère revenir en France, en 1942 ou en 1943. C'est à présent la France qui est plus calme et il y reste définitivement avec son épouse, d'abord à Marseille, puis à Paris. C'est là que naît leur unique enfant, Marie-France, en 1944. Le couple connaît alors une période de grande gêne financière ; Ionesco entre comme correcteur au service d'une maison parisienne d'édition juridique et y reste jusqu'en 1955.
La lente ascension
En 1947, inspiré par les phrases d'exercices de L'Anglais sans peine de la méthode Assimil, Ionesco conçoit sa première pièce La Cantatrice chauve, qui est jouée en 1950 et à défaut d'attirer immédiatement le public, retient l'attention de plusieurs critiques, du Collège de 'Pataphysique, et de plusieurs amateurs de littérature, comme son amie Monica Lovinescu. En 1950, il prend la nationalité française. Il continue d'écrire des pièces, comme La Leçon (représentée en 1951) et Jacques ou la soumission qui font de lui un auteur de théâtre français à part entière et un des dramaturges les plus importants du théâtre de l'absurde.
En 1951 suivent Les Chaises, Le Maître et L'avenir est dans les œufs. En 1952 il a l'idée de Victimes du devoir. La même année voit la reprise de La Cantatrice chauve et de La Leçon. 1953 est l'année de la reconnaissance : Victimes du devoir est représentée pour la première fois, accompagnée d'une série de sept sketches, et reçoit un accueil favorable. Le premier recueil en un volume de ses pièces est imprimé. Ionesco rédige encore Amédée ou Comment s'en débarrasser et Le Nouveau Locataire.
Ionesco est alors reconnu comme un auteur jouant spirituellement avec l'absurde et parvient presque à vivre de ses pièces. En 1954, il écrit Le Tableau et le récit Oriflamme, et il fait à Heidelberg son premier voyage de conférences à l'étranger. En 1955 il rédige L'Impromptu de l'Alma et voit jouer pour la première fois une de ses pièces à l'étranger (Le Nouveau Locataire). En 1957, il devient Satrape du Collège de 'Pataphysique. La Cantatrice chauve et La Leçon reçoivent une nouvelle mise en scène au petit Théâtre de la Huchette à Paris ; elles figurent depuis lors sans interruption au programme de cette salle.


Les années à succès

En automne 1957 paraît Rhinocéros, nouvelle pièce dans laquelle Ionesco manifeste son effroi devant l'éclatement contagieux du patriotisme chauvin et du racisme qui saisissait la France à l'occasion de la « Bataille d'Alger » (hiver 1956/1957) où l'armée française voulait voir le tournant décisif de la guerre d'Algérie (1954-1962)[réf. nécessaire]. À l'automne 1958, la pièce Rhinocéros reprend, avec de légères modifications, l'action et les personnages de la nouvelle et montre à nouveau l'inquiétude de l'auteur[réf. nécessaire] devant « la confiscation du pouvoir » par le général de Gaulle dont beaucoup de partisans espéraient qu'il établirait un régime autoritaire de droite. La pièce est adaptée par Jean-Louis Barrault : pour Ionesco, c'est la consécration.

Comme la pièce touche en France des sujets trop délicats, c'est à Düsseldorf qu'elle est représentée pour la première fois en 1959, et le public allemand y voit pour sa part une critique du nazisme - interprétation qu'on se hâte de reprendre en France quand Rhinocéros est mis en scène en 1960, à Paris, qui a retrouvé son calme. Pendant l'hiver 1958-1959 Ionesco développe la pièce Tueur sans gages à partir du récit Oriflamme.

En 1961-1962 naît Le roi se meurt, allusion voilée au déclin de la puissance coloniale française ; en 1962, c'est Délire à deux, une nouvelle, et Le Piéton de l'air, une pièce de théâtre.
En 1962 également, paraît sous le titre Notes et contre-notes une collection d'articles et de conférences de Ionesco sur son théâtre. En 1964, Düsseldorf est une fois de plus témoin d'une première de Ionesco : La Soif et la faim. Pour la première fois dans la même année, une de ses pièces, Rhinocéros est mise en scène dans son pays natal, la Roumanie.


Les dernières décennies

Tombe d'Eugène Ionesco au Cimetière du Montparnasse
Un peu malgré lui, Ionesco entrait maintenant dans le personnage de l'écrivain établi, invité à des conférences, comblé des prix et d'honneurs (« Au pluriel, au pluriel », disait Péguy) et accédait en 1970 à l'Académie française. Dans la dernière partie de sa vie, il s'essaya également au genre romanesque et termina en 1973 Le Solitaire, où un personnage à la fois marginal et insignifiant passe en revue son passé vide de sens et son présent.
Comme dramaturge, Ionesco transforme en pièce le roman Ce formidable bordel ! (1973). Dans cette pièce, il fait jouer au personnage principal un rôle tout à fait passif, presque muet et tout de même impressionnant. Comme la pièce ne se prive pas de jeter des sarcasmes sur les soixante-huitards, ceux-ci le traitent d'auteur fascisant, lui qui avait été longtemps considéré comme le porte-parole d'une critique radicale de la société moderne.
En 1975, il donne sa dernière pièce, L'Homme aux valises. Après quoi Ionesco campe sur sa position d'auteur de théâtre reconnu, jouissant d'une gloire incontestée, et se tourne davantage vers d'autres genres, en particulier l'autobiographie.
Dans les années 1980 et 1990, Ionesco, dont la santé est de plus en plus mauvaise, sombre dans la dépression. Il utilise alors la peinture comme thérapie.
Quand il meurt à Paris, à l'âge de 84 ans, pour être enterré au cimetière du Montparnasse, il est non seulement roi sans couronne du théâtre de l'absurde, mais il est aussi considéré comme l'un des grands dramaturges français du XXe siècle.


Une triple figure d'auteur

L'entrée « Eugène Ionesco » des encyclopédies retient et entérine la figure - synthétique et minimaliste - d'un dramaturge français d'origine roumaine, chef de file du théâtre de l'absurde aux côtés de Samuel Beckett. Il montrait à son égard de l’admiration, autant que de l’agacement d’être mis en concurrence avec l’auteur irlandais. « En disant que Beckett est le promoteur du théâtre de l’absurde, en cachant que c’était moi, les journalistes et les historiens littéraires amateurs commettent une désinformation dont je suis victime et qui est calculée. » Il insiste sur le fait que En attendant Godot est arrivé 3 ans après La Cantatrice chauve , 2 ans après la Leçon et un an après Chaises.
Dans son expression la plus simple, Ionesco est réduit à « l'auteur de La Cantatrice chauve2 ». Rien de plus réducteur : le roman, les contes, les nouvelles, les journaux intimes, les pamphlets, les essais politiques et esthétiques de Ionesco ont été trop souvent mésestimés, voire occultés, peut-être à cause de la difficulté à les relier directement à la dramaturgie avant-gardiste de leur auteur. Eugène Ionesco est certes l’auteur des Chaises, de Rhinocéros et de La Soif et la faim ; il est aussi l’auteur d’Antidotes, du Solitaire et de La Quête intermittente.
La particularité de celui auquel Jacques Mauclair a décerné le titre d’« enfant terrible de la littérature et de la vie parisienne » est certainement de résister farouchement à tout essai de démystification. Cependant, cette figure d'auteur relativement complexe semble s'articuler autour d'au moins trois images qui se superposent.


L'« anti-auteur »

En premier lieu, l’entrée de Ionesco dans l’espace littéraire de l’après-guerre, de La Cantatrice chauve à L'Impromptu de l'Alma. Ionesco devient auteur, ou plutôt un « anti-auteur », présentant au public des « anti-pièces » qui s’écartent de l’horizon d’attente de celui-ci. Ionesco est alors un personnage iconoclaste et avant-gardiste. Arrivé sur les planches par le truchement de circonstances inattendues, il côtoie les rangs du collège de Pataphysique, et déroute la critique parisienne par ses facéties et son esprit de contradiction.


Le « grand écrivain »

Ionesco est un de ces rares auteurs à avoir été reconnu de son vivant comme un « classique ». Il a ainsi connu une renommée internationale fulgurante, d’abord au Royaume-Uni, où il a suscité de nouvelles polémiques avec le critique dramatique Kenneth Tynan. Ses pièces ont en outre connu un succès populaire jamais démenti, qui les a conduites des petites salles du Quartier latin (les Noctambules, le Poche, la Huchette) où il a fait ses débuts, aux grandes scènes parisiennes (l’Odéon-Théâtre, le Studio des Champs-Elysées, la Comédie-Française). Ce succès public a été enfin confirmé par une reconnaissance institutionnelle: élection à l’Académie française, mais aussi prix T.S. Elliot-Ingersoll à Chicago. Dramaturge, essayiste, romancier, conférencier qui se fait remarquer par son engagement politique, Ionesco devient, avec Rhinocéros, Le roi se meurt, La Soif et la Faim, Jeux de massacre et Macbett, série de grandes pièces tragiques, un écrivain occupant une place essentielle dans la littérature mondiale.


Un « homme en question »

Enfin, le troisième versant de cette figure d’auteur apparaît dans son retrait de la scène littéraire. À Saint-Gall, en Suisse, Ionesco abandonne ainsi les mots pour une peinture naïve et chargée de symboles. Le dernier visage de Ionesco est celui du mystique épris de philosophie orientale, passionné par la Kabbale, dans le sillage de son ami Mircea Eliade. Les essais de cette époque, d’Antidotes à La Quête intermittente, en passant par Un homme en question, sont autant de monologues nostalgiques et métaphysiques, au travers desquels Ionesco s'oriente vers une écriture intimiste où il se cherche, s’analyse lui-même et se révèle.

La coexistence intermittente de ces trois figures ne fait aucun doute. En effet, l’introspection est déjà présente en 1952 dans Les Chaises et en 1956 dans Amédée ou Comment s'en débarrasser, de même que les journaux intimes, Journal en miettes et Présent passé. Passé présent, sont publiés dans les années 1960, soit à l’époque où il investit les grandes scènes aux côtés de Jean-Louis Barrault. À l’inverse, alors que Ionesco semble s’être retiré de la vie publique, alors même qu’il est hospitalisé à Bruxelles le 22 février 1989, il transmet, par l’intermédiaire de sa fille, un réquisitoire célèbre contre le génocide du régime roumain, renouant avec la figure de l’intellectuel engagé. Pour autant, le 7 mai de la même année, à l’occasion de la Troisième Nuit des Molières, la facéties de l’amuseur et du trublion n'ont pas disparu. Ionesco reste parfaitement inégal à lui-même.


Œuvre

Eugène Ionesco est considéré, avec l'Irlandais Samuel Beckett, comme le père du théâtre de l'absurde, pour lequel il faut « sur un texte burlesque un jeu dramatique ; sur un texte dramatique, un jeu burlesque ». Au-delà du ridicule des situations les plus banales, le théâtre de Ionesco représente de façon palpable la solitude de l'homme et l'insignifiance de son existence. Il refusait cependant lui-même la catégorisation de ses œuvres sous la dénomination de théâtre de l’Absurde. « Je préfère à l’expression absurde celle d’insolite. » Il voit dans ce dernier terme un caractère d’effroi et d’émerveillement face à l’étrangeté du monde alors que l’absurde serait synonyme de non-sens, d’incompréhension. « Ce n’est pas parce qu’on ne comprend pas une chose qu’elle est absurde » résume son biographe André Le Gall.